Chroniques d’Indonésie – Fin d’année chez les orang melayu

Chers amis du Posko Chimère,

Ceux qui ont assisté à la conférence d’Elizabeth Inandiak se souviennent que des bouddhistes Chinois et Indiens ont touché terre à Sumatra pour rejoindre le centre de savoirs de Muara Jambi.

U-Tsing, qui fut l’un des premiers, a sans doute aperçu les dents de tigre qui ont donné son nom à la petite île montagneuse de Lingga, dans l’archipel du Riau. Il a peut-être mouillé dans ses mangroves. C’était au VIIIe siècle.

Demain matin, un petit bateau quittera Lingga pour l’île voisine de Singkep. De là, un ferry rejoindra Sumatra en huit heures, troisième et dernière étape de cette traversée de Singapour à l’île d’Or par le chemin des écoliers. Il accostera à Kuala Tunkal.  Ce sera le premier jour de la 19è année du 21Iè siècle.

Il faut toujours voyager en écolier : nonchalant et astucieux. Le touriste, lui, ne vient pas à Lingga. Il craint de n’y rien faire, ou de mourir de solitude au milieu d’un peuple qui le regarde en riant. Mais c’est d’eux-mêmes que rient les « orang melayu » , de leur ignorance des langues étrangères, ou de l’idée qu’il se font de n’intéresser personne, ou des bonnes blagues qu’ils renoncent à traduire.

Deux jours après son arrivée, le voyageur a des copains partout et quelques amis chers. Il aura commencé par un marchand de pastèque, dont il aura emprunté le couteau pour faire des tranches derrière l’étal, en compagnie d’une femme voilée qui s’y cachait pour fumer.

De n’importe où, on vient à lui. Il lui est quasiment impossible de régler ses notes que les gargotiers osent à peine lui présenter. Il arrive même qu’un inconnu, avec qui il a échangé trois mots, paie et s’esquive.

Un restaurateur s’enquiert de ses désirs pour le lendemain : pourquoi ne pas tester les pâtes de sagoutier ? (cet arbre dont parle Margaret Mead). Avec des fruits de mer ? Il ira pour lui au pasar ikan, le marché au poisson. Et pas question d’argent.

Le soir du troisième jour, le nouveau venu est invité à un mariage. Bien lui a pris d’emporter une chemise en batik. Il manque perdre une oreille en passant devant la sono avec l’assiette garnie qu’on lui remet à l’entrée. Il s’assied, déguste, salue le député de l’archipel, photographie les mariés en poupées de foire, s’inscrit dans la file pour les congratuler,  repart avec un petit cadeau.

Au matin, il abandonne son scooter et s’aventure à pied dans un kampung, quartier de maisons en retrait des voies. Les petits garçons jouent sous l’œil attendri des femmes assises sous les auvents. Un homme accroupi cuisine des crêpes dans des alvéoles, sur un four à bois qu’il porte au bout d’une palanche. Au sucre de canne et pépites de chocolat, elles coûtent 2000 roupies, soit 12 centimes d’euro.

Où sont les filles ? Les femmes, qui comprennent la question, l’esquivent en riant. Allez savoir.

Pour peindre l’île, le voyageur fait moisson de verts – menthe mousse citron perroquet pistache pour la flore et les maisons, sans oublier un pot de jaune pour les barrières et un godet d’aquarelle bleue, seule couleur que la mousson délave. Les courts pilotis trempent dans les eaux rouges, où somnolent de faux crocodiles aux yeux perçants : les lézards de Lingga mesurent quand même deux mètres. On évitera de les confondre avec les vrais, qui depuis peu dévorent les pêcheurs. Que fait le député, s’interroge la presse locale. Cette faune vagabonde incite à la prudence routière. Mais ce n’est pas à cause d’elle que les scooters roulent à 40 km/h. C’est parce que personne n’est pressé. Sauf les singes, évidemment.

À l’écart du bourg poussent les poivriers. De temps en temps, un petit châlet tout bois émerge des hauts plants cachant des caféiers. Les cascades surgissent aux pieds des pentes. Les hommes s’y douchent, les femmes se lovent dans l’eau verte – drapé mouillé des robes et jilbabs.

Lingga élève des vaches, dont la bouse est un atout pour l’agriculture bio. On en fait même venir d’Australie. Le gouvernement a lancé un programme de rizières organiques, mais démarre avec des intrants chimiques et des pesticides. Le bio restant plus cher que l’ordinaire, l’île l’exportera vers des pays bien pensant, où l’on oublie le bilan carbone de l’exotisme.

Bonnes fêtes à tous

Jean-Pierre Poinas, le 30/12/2018

[Toutes les correspondances avec l’Indonésie sont archivées dans la page Chimérage]

Cet article a été publié dans Non classé. Ajoutez ce permalien à vos favoris.