Chronique de Jean-Pierre Poinas avant de quitter l’île de Bintan pour celle de Lingga, dernière étape avant Sumatra.
Bintan, 27 décembre
Ne vous comptez pas, vous pourriez vous tromper…
Pour installer son resort sur l’île de Bintan, le Suisse Marc Thalmann a négocié avec les esprits autant qu’avec les autorités civiles et religieuses. Ils se signalèrent par des cauchemars et des apparitions. Le calviniste tint conseil. Une amie bio-énergéticienne de Bordeaux vint plusieurs fois sur les lieux sans prendre l’avion. Le voyage astral est moins coûteux – sauf en énergie bien sûr. Elle notait jusqu’aux détails – tiens, tu as repeint cette cabine de douche. Un maître de méditation intervint également. Sans oublier un chaman local – plus orienté sur les questions horticoles.
Marc a installé de jolies cabines de massage en bambou tressé et vernis, pilotis sur les eaux rouges de la rivière. Huiles essentielles, bâtons d’encens, rien n’y manquait. Mais on ne brûle pas l’encens impunément, si l’on ne l’a pas dédié à qui de droit. Alors vint tout un peuple d’apparitions colorées, qui n’avaient rien à faire dans le domaine d’une princesse et d’un géant, blancs tout deux, avec lesquels on s’accorda.
En bon ingénieur des pétroles, Marc s’y connaissait en puits. Du moins le croyait-il. Mal lui en prit d’en boucher un. On le rouvrit sur le conseil du chaman. Plus loin, offense fut faite à un moai de l’île de Pâques : on avait érigé des tinettes à sa place.
On a déplacé les tinettes et bien d’autres choses. La paix est revenue. Les pavillons de bois sont à leur juste place à l’ombre des ketapang aux larges feuilles, qui donnent de l’ombre et des amandes de mer, sous la haute égide des cocotiers. La nuit, la mer de Chine berce les vacanciers européens, indiens, singapouriens. De temps en temps, le bruit sans écho d’un fruit mûr tombé du ciel, gorgé d’eau trouble et suave. Meilleur sur la table que sur la tête. C’est à peine si l’on se décide à sortir de ce paradis, pour longer la côte vers le sud sur un vieux scooter. Elle est jalonnée de villages de kalong, maisons flottant sur des radeaux surélevés, sous lesquels descendent des filets. Sous l’habitat, la subsistance. On peut se faire servir des ikan goreng, poissons grillés, assis en tailleur sur des plateformes surélevées et couvertes. De là, on contemple les baigneuses dont aucune n’ôte sa robe ni son jilbab, mais qu’importe puisqu’ils sont presque aussi humides avant qu’après le bain. Le sable est jonché de bouteilles en plastique et de petit tétra packs de jus de fruit, piqués d’une paille. Dans la petite ville de Kawal, les gargotes cuisinent au feu de bois des des ota-ota, filets de poisson dans des feuilles de bananes agrafées, et des patates douces en papillotes. Partout pendent les sachets de krupuks, amuse-gueules aux cacahuètes, grillés dans l’huile de palme.
Côté mer, un ponton de béton a cédé dans un tremblement de terre. On peut se hasarder jusqu’au bout pour contempler la mangrove. À marée basse, les racines aériennes des palétuviers se meuvent trop lentement dans les vases. Le temps est suspendu dans la moiteur de l’après-midi. La pluie de décembre est suspendue, elle aussi, pour nous rappeler que le climat de l’équateur est en vrac comme le reste. Un homme surgi de nulle part scrute le sol fangeux au pied des barques échouées. Que cherche-t-il, c’est probablement un fantôme.
Ici personne ne vous demandera jamais si vous croyez aux esprits. Bonne question pour un dîner de Noël dans l’hémisphère nord. Mais le visible et l’invisible vivent ensemble, comme le corps et l’esprit. Ne cherchez pas à compter combien vous êtes autour de la table, vous pourriez vous tromper.
Demain, embarquement pour l’ile de Lingga, au sud de l’archipel du Riau.
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