Bintan, 24 décembre 2018
L’Indonésie se salafise doucement sous l’influence des saoudiens, qui construisent un million de mosquées dans l’archipel, soit plus de quatre millions de haut-parleurs rappelant cinq fois par jour les devoirs des croyants jusqu’à cinq kilomètres à la ronde. Mais la messe n’est pas jouée. La belle énergie du syncrétisme, celui de l’animisme, de l’hindou-bouddhisme et de l’islam tolérant couve dans le génie de son peuple, armé de bon sens et d’humour.
Il n’était donc pas absurde de faire escale à Djeddah, l’aéroport de la Mecque. La Saoudian airlines affiche régulièrement la distance du lieu saint, ainsi que le temps restant avant la prochaine prière. La pression montant, certains passagers se prosternent sans ôter leur ceinture, ce qui fait singulièrement du hadj une initiation au compromis. Il y a du bon à tout.
Après le duty free rutilant sans alcool, l’aéroport de Djeddah est un rectangle de carrelage, à la nuit jonché de hanches drapées, bouches ouvertes dans les replis des jilbabs. Entre Delacroix et Géricault. Les chameaux pourraient être là, le désert est derrière la vitre.
Tout siège abandonné est aussitôt occupé, il faut une heure d’errance pour se poser à nouveau, en mâchonnant du gouda mou dans du pain de mie.
Au matin dans l’Airbus, des hôtesses tout debout, pantalons carmin, lèvres rouges, dents blanches, cheveux sous keffieh carmin tenu par un d’agar de même couleur : sous les ailes, la mer d’Arabie et l’Océan Indien. Au fait, le gilet de sauvetage ? Le jour se lève et se couche aussi vite. À Kuala Lumpur c’est à nouveau la nuit.
La Malaisie se salafise doucement, elle aussi. Il s’agit de résorber les grosses minorités de Chinois et d’Indiens, dont les temples sont partout. Jusqu’à obtenir une majorité confortable de « malais » réputés musulmans, en tout cas sérieusement priés de l’être, et de voter itou. Les Chinois mangent chinois, honorent leurs ancêtres, pratiquent le Tai Chi, mais on veut pas d’eux dans la mère patrie de leurs ancêtres, car elle affiche complet. Alors, le Canada, ou l’Australie.
Dans les villages de pêcheurs, les gamines aux toboggans s’entortillent dans les textiles, princesses surjouées et entravées. À Kuala Selangor, les canons sont toujours dardés sur le détroit de Malacca, au cas où reviendrait Albuquerque. Alors le Sultan Mahmoud repartirai sur l’île de Bintan, comme le fond chaque week end les étudiantes en master de gestion international à Singapour. Aujourd’hui les bouches à feu sont des montures pour les singes noirs argentés, gavés de haricots verts par les touristes, et pour les jeunes filles en hijabs, profils soyeux penchés en contre-jour sur les smartphones.
De Kuala Lumpur à Singapour, un bus descend en quatre heures, majorées par les douanes. Pas cher, le conducteur complète son business au volant, qu’il tient avec les coudes. Les mains et les oreilles sont pour les téléphones. Passé la frontière, il vous oublie, il faut chercher un bus urbain ou prendre un taxi, à partager avec des Indonésiens, ou des Chinois.
Singapour se salafise, elle aussi, mais en version luxe. Les petites filles ont vite compris le charme des cotons turquoise ou pervenche qui moulent leurs joues en dégageant les perles de leurs oreilles. Dans le bus 67 qui mène à l’embarcadère, la mère a creusé d’un bon poids d’or le sillon creusé par l’abaya entre ses seins. Partout, c’est la mode salafiste qui semble devoir l’emporter, et la mode, c’est la jeunesse.
À Bintan, plus de sultan fuyant les portugais, mais, donc, des étudiantes en master international. Sur l’immense plage de Trikora, cocotiers sur sable blanc, quatre ou cinq chinois, indifférents au tsunami qui vient de frapper l’autre détroit, celui de la Sonde. À combien de kilomètres ? Personne ne le sait. Deux garçons poussent une barque, d’où émergent des harpons. Les minarets ont baissé leur volume, à la demande des touristes. Mais tous les toponymes sont sous-titrés en arabe.
Joyeux Noël, même à tous
Jean-Pierre Poinas
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