Clairière
(Neurosciences et intelligence artificielle- Note de réflexion)
Au terme de trois réunions de notre petit groupe « neurosciences et intelligence artificielle», on ne peut qu’être frappé par notre consensus humaniste. Faut-il vraiment s‘en étonner ? Ce que nous avons pris pour une convergence, autrement dit un point d’arrivée, n’a-t-il pas été notre point de départ ?
Notre présupposé, en effet, était qu’il existe une nature humaine. Il était inclus dans la question à laquelle nous avons tenté de répondre, celle de savoir si nous pouvons la modifier, l’augmenter, l’améliorer par le moyen des neurosciences et de l’intelligence artificielle, tout particulièrement par l’hybridation homme-machine avec lesquelles nous parvenons de mieux en mieux à surmonter nos défaillances neurologiques et intellectuelles. En d’autres termes, à rétablir ce que nous considérons comme l’état normal de notre nature.
Ainsi, aucun membre de notre groupe ne s’est opposé catégoriquement au principe de l’implantation d’une puce dans le cerveau pour corriger les effets de la maladie de Parkinson. En revanche, notre humanisme nous a conduit à dénoncer une telle hybridation pour augmenter nos performances naturelles.
Nous avons tous noté cependant que la frontière entre la réparation des fonctions et leur amélioration se perd aujourd’hui dans une zone grise. Chacun a convenu qu’un effort s’impose pour retracer cette frontière, telle qu’elle nous est apparue autrefois, à l’époque où l’on considérait qu’un patient était rétabli quand il était revenu à l’état antérieur à ses troubles.
Nous voyons combien la frontière entre réparer et augmenter devient difficile à tracer chez les sujets âgés. Nous nous réjouissons tous de l’allongement de la durée de vie, mais nous sommes de plus en plus nombreux à souhaiter celle de notre vie en bonne santé. Les débats sur l’acharnement thérapeutique, le combat de certains pour l’euthanasie soulignent l’acuité de cette question.
Personne ne conteste la légitimité du traitement palliatif du vieillissement. Nous reconnaissons qu’il est naturel de vieillir et pourtant nous admettons qu’il est légitime de retarder cette évolution. Sauf à souhaiter l’euthanasie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, nous accueillons favorablement toute promesse médicale d’en pallier les symptômes. Nous avons donc cessé de la considérer comme une manifestation normale de la sénilité et l’avons rangée dans la catégorie des maladies. Dès lors, c’est la vieillesse elle-même qui est perçue comme une pathologie. Il nous semble donc légitime de retrouver une santé mentale propre à la jeunesse, état antérieur à l’apparition des troubles séniles. Nous tous qui avons, au sein de notre petit groupe, voulu légaliser le réparer et interdire l’augmenter, nous n’avons pas vu que nombre de nos « seniors » sont d’ores et déjà des êtres humains augmentés. Bref, nous avons passé la frontière à notre insu.
On voit que l’humanisme qui a prévalu dans nos débats n’est plus tout à fait une terre ferme sur laquelle nous pourrions bâtir de nouvelles certitudes pour faire évoluer la loi. Tout ou presque semble désormais possible et c’est généralement la loi qui s’adapte au progrès des techniques et à l’évolution des mœurs.
Alors quoi ? Faut-il oublier les vieux modèles et confier notre cerveau, dûment balisé par les neurosciences, à des machines bienveillantes ? Elles prendront soin de notre mémoire et de notre intelligence, veilleront à nos joies, déclencheront nos plaisirs, atténueront nos peines, aménageront notre bonheur.
Aujourd’hui, on nous demande notre avis sur la loi, non sur la transformation de la condition humaine par les neurosciences et l’intelligence artificielle qui est en cours de déploiement. Celle-ci arrive sur le bureau du législateur au moment où cinq entreprises multinationales californiennes ont déjà une emprise considérable sur notre vie mémorielle, intellectuelle et sociale.
Ceux qui refusent cet empire, ceux qui exigent à tout le moins d’être consultés, non pas sur les lois bioéthiques mais sur la transformation du monde à laquelle les lois auront à s’adapter, se trouvent devant une tâche immense. Cette tâche est, avant tout, philosophique. Il ne pourront se contenter de réaffirmer l’humanisme, sans voir à quel point il tremble sur ses vieilles fondations.
« Dieu a créé l’homme à son image ». C’est le créationnisme chrétien qui a jeté les fondements les plus anciens de l’humanisme. Il a conféré à l’homme une place éminente dans la nature. La genèse lui a offerte comme un territoire où prospérer, croître et multiplier. Elle a livré animaux et végétaux à sa toute puissance de culture et d’élevage.
Certes, l’homme est originellement pécheur, dit la Bible. Aussi les imperfections de sa nature devront être corrigées par la discipline religieuse. Mais l’église ne doutera pas du suprématisme humain. Il faudra attendre ses récentes crises de conscience pour qu’elle remettre en cause la domination de l’homme sur la nature, voire celle des civilisations chrétiennes sur les autres, jusqu’à la colonisation de la quasi totalité du monde. Nous lui devons les croisades, les tortures inquisitoriales, la caution religieuse des entreprises coloniales et des dictatures catholiques.
On constate cependant que l’humanisme a survécu à la séparation de la religion et de la pensée philosophique, plus exactement à l’effondrement de nos ambitions métaphysiques – je vais y revenir. Un humanisme athée a pris ses sources dans le formidable élan de la pensée depuis la renaissance. Il a donné de nouveaux fondements au suprématisme humain, substituant à la disciple religieuse celle de l’étude, corrigeant la nature humaine, toujours sacrée et faillible, par l’éducation, l’organisation sociale, l’universalité prétendue des lumières fondant la morale et le droit. Il a construit des sociétés athées totalitaires et des matérialismes financiers.
À elles seules, les horreurs commises au siècle dernier désacralisent l’être humain. On se souvient du généticien de Houellebecq justifiant en leur nom la modification génétique de notre espèce. S’il suffit de sectionner un petit morceau de notre ADN pour mettre un terme aux génocides, au nom de quoi s’y opposer ?
Autre coup de boutoir antihumaniste, celui des antispécistes. Voilà qu’on abolit la frontière entre les hommes et les animaux. Vaches, veaux, cochons et poulets sont des êtres sensibles comme nous, qui leur infligeons des tortures. Qu’on aille les voir débarquer devant les abattoirs, on saura qu’eux aussi ont conscience de la mort.
La frontière se déplace une fois encore. Après avoir rassemblé hommes et animaux, bienvenue aux végétaux dans la nouvelle arche de Noé. Nous accueillons le monde merveilleux de la forêt, la société des arbres : ils communiquent ! L’un d’eux, atteint par un parasite, prévient les autres, qui sécrètent des anticorps. En plus, ils sont solidaires ! Plus que nous, presque !
Menacés de part et d’autre, les humanistes parviendront-ils à garder leurs positions, bardés de vieilleries philosophiques héritées d’Aristote et de ses successeurs : « l’homme est un animal politique », « l’homme est un animal rationnel »[1]. Bref, une espèce de mammifère, sans doute doté d’une différence spécifique de haut rang. Plus fort, sans doute, que le roi des animaux. Mais face aux antispécistes, les humanistes ne devront-ils pas faire des concessions sur les différences de nature, se rabattre sur des différences de degré ?
Les fourmis ont une organisation sociale, diront les uns. Les hommes aussi, mais ils écrivent des lois, diront les humanistes. Les mammifères ont conscience de la mort, observent les premiers. Les hommes font des sépultures, rappeleront les seconds. Les arbres communiquent. Soit, mais ils n’émettent que des signaux. Ils sont solidaires. Ok, mais ils n’ont pas inventé la sécurité sociale.
On voit où est la faiblesse de l’humanisme. Elle réside dans le concept même d’espèce.
En regard de ce double assaut, l’humanisme consensuel de notre petit groupe m’a rendu perplexe. Il m’a semblé utile d’aller voir si les philosophes n’ont pas indiqué des voies pour sortir du débat sur l’espèce et « la nature humaine ».
Ce chemin m’a conduit à la découverte d’un texte de Heidegger que je n’avais jamais lu. Ce texte introduit une rupture totale dans la tradition humaniste occidentale et ouvre une voie nouvelle, étrange et bouleversante vers la refondation d’une philosophie de l’homme. Acceptez-vous de m’accompagner brièvement sur ce chemin ?
Un siècle avant celui des lumières, Descartes se livre à l’expérience du doute radical. On se souvient de ce qui en surgit. Il y a au moins une chose dont je ne peux douter, dit notre philosophe national, c’est que je doute.
De ce doute naît une première certitude. Je doute, donc je suis. Et que suis-je ? Eh bien, je suis une chose qui pense.
Et hop, droit au but ! L’homme est une chose qui pense.
Les philosophes aiment bien chipoter. L’homme est une chose, ça pose problème. On est encore dans le jeu des différences : dans l’ensemble des choses, il y a celles qui pensent et celles qui ne pensent pas.
Mais cessons de chipoter pour retenir ceci :
avec Descartes la philosophie, pour la première fois, s’érige à partir de l’expérience de la pensée, de l’intérieur même de cette expérience. Elle n’en est plus à comparer des mammifères. Elle ne sait plus ce que sont les mammifères, ni même si nous sommes capables de savoir quoi que ce soit. Elle revient à la source de toute tentative du savoir : la pensée, la pensée qui se pense elle-même. C’est un petit pas, mais un pas décisif en direction d’une nouvelle conception de l’homme.
Descartes va cependant rester l’héritier de la vieille métaphysique. Il va se dépêcher de prouver l’existence de Dieu — ce que les chrétiens ne lui reprocheront pas — et de réinstaller la pensée philosophique dans une position surplombante.
Dieu lui servira à garantir la validité de ses raisonnements philosophiques et son droit de dire la vérité sur tout, à partir des seuls concepts abstraits de son entendement. Descartes dira notamment que les animaux sont des machines. Si nous l’interrogions aujourd’hui sur les lois bioéthiques, il serait sans doute favorable à l’hybridation animal-machine et s’opposerait à la même pratique sur l’homme, dont la pensée recèle l’idée de l’infini, donc celle de Dieu. On ne touche pas à ça.
Cette pensée « surplombante » va subir une sérieuse critique au siècle suivant. Kant met un bémol à notre arrogance métaphysique en démontrant que nos concepts sont tout justes bons pour la science, mais que nous ne pouvons pas en faire grand chose pour penser le monde comme si nous étions au-dessus de lui.
Un véritable séisme, en vérité. Au moment même où s’effondre la monarchie française de droit divin, le philosophe allemand démontre que nous ne pouvons rien connaître que dans les limites de notre représentation du temps et de l’espace. Or, le temps et l’espace sont des formes de notre sensibilité. Nous ne pouvons rien connaître, donc, de l’essence d’une chose en soi, mais seulement de sa nature pour nous, dans le champ limité de notre expérience sensible et scientifique du monde. Sonne le glas de la métaphysique.
Nietzsche annoncera la « mort de Dieu » cent ans plus tard, non sans rapport avec ce qui précède. Ce n’est pas – que les croyants se rassurent – une nouvelle crucifixion, mais l’écroulement des derniers remparts de la métaphysique. Kant avait déclaré la vérité inaccessible, Nietzsche la déclare… sans intérêt. Place à la volonté, au désir, à la création, à l’homme augmenté par la seule force du vouloir, qui est vouloir du vouloir. Place au danseur.
N’empêche. Le vieil humanisme résiste. Darwin est passé par là. L’homme descend du singe, l’évolution l’a rendu bipède, son pouce s’est opposé aux autres doigts de la main, celle-ci l’a mis à quelque distance des choses, il a fabriqué des outils pour les atteindre, il a commencé à penser, il est devenu un animal rationnel.
L’humanisme de l’animal rationnel, voilà ce qui agace Heidegger. Nous voici devant le texte étonnant annoncé plus haut. On est en 1946. Le philosophe allemand écrit à un philosophe français. Sa lettre sera publiée sous le titre « Lettre sur l’humanisme ».
Pour que son destinataire le comprenne bien, Heidegger précise dans les premières pages que sa critique de l’humanisme ne vise pas à rabaisser l’homme, mais à tenter de dire ce qu’il est sans jamais le comparer à rien, surtout pas à un animal. Fin de la partie : on arrête de jouer au jeu des différences.
C’était, je le rappelle, il y a 70 ans.
La première chose qu’on peut retenir de cette Lettre, c’est que définir l’homme comme ceci ou cela, c’est penser. Et qu’au lieu de penser quelque chose à propos de l’homme, on ferait mieux de penser quelque chose à propos de la pensée, de l’intérieur de la pensée, en se gardant bien, comme l’a fait Descartes, de fuir aussitôt vers Dieu pour retrouver une position surplombante.
Pas facile, la Lettre sur l’humanisme. Descendue de son balcon métaphysique, la pensée devient plus modeste. Et c’est alors qu’elle devient plus modeste qu’elle est la plus difficile à suivre. Presque balbutiante, elle cherche son chemin sur une terre inexplorée.
Par bonheur, c’est une pensée opiniâtre. Or, l’alliance de la modestie et de l’opiniâtreté engendre la lenteur, qui est la complice de l’intelligence. Avec elle nous sortons définitivement du tout, tout de suite de l’opinion, par conséquent des affrontements idéologiques. Encore une leçon pour les débats bioéthiques !
Mais approchons-nous du cœur. Qu’est-ce qu’il peut dire de l’être de l’homme, ce philosophe qui cesse de penser ceci ou cela à propos de l’homme pour se rapprocher de la source de la pensée, où s’accomplit l’humanité de l’homme ?
On ne sera pas surpris qu’il dise d’abord quelque chose de la pensée. Il dit que la pensée se présente à l’Être. Que l’Être est quelque chose qui lui est remis. Par qui l’Être est-il remis à la pensée ? Par l’Être.
Il appelle cela une offrande.
Commençons par dire à quel point c’est beau.
Maintenant, essayons de l’éclairer. Avant de penser à telle ou telle chose, notre pensée s’ouvre au monde. Plus juste est de dire qu’elle s’ouvre à l’Être, c’est-à-dire à la possibilité que quelque chose soit, qu’un monde soit. Cette épiphanie de l’Être, Heidegger l’appelle : la clairière.
La pensée s’ouvre à L’Être, et l’Être vient à la pensée. Il n’y a pas d’existence de la pensée en dehors de cette ouverture au monde et de l’offrande de l’Être qui lui est faite.
Or, l’offrande, dit Heidegger, « consiste en ceci que dans la pensée l’Être vient au langage ».
L’Être vient au langage. Cela ne veut pas dire que l’Être en vient à parler. Disons plutôt que là où est l’ouverture de la pensée à l’Être, là est le langage.
Lisons cette belle formule, on peut s’y saisir d’une évidence : « Le langage est la maison de l’Être ».
Il faut lire la philosophie pas à pas. Le mot « maison » vient d’apparaître. « Le langage est la maison de l’Être ».
Maison, abri.
L’homme est là : dans cet abri, dans l’abri du langage, qui est aussi celui de l’Être.
Abri, pourquoi abri ?
C’est l’idée d’une protection. Quelque chose doit être abrité. Ce nouvel humanisme nous dira plus tard qu’en effet quelque chose le menace. Si vous pensez à l’intelligence artificielle, vous commettez un péché d’anachronisme, bien sûr, puisqu’elle n’existe pas encore. Mais vous serez pardonné. Heidegger a pressenti ce qui nous arrive.
Nous sommes à peine à la fin de la première page et voici, donc, l’homme (on n’a pas besoin d’aller bien loin pour ramasser les premières perles)
« Dans son abri, habite l’homme ». Le langage est la maison de l’Être et c’est dans cette maison que vous trouverez l’homme, non dans un troupeau de mammifères, fussent-ils rationnels.
Vous le trouverez en vous, dans ce lieu où sourd la pensée, la pensée qui est ouverture à l’Être, pensée de l’Être. Dans ce lieu où l’Être vient au langage.
Voilà qui donne à l’homme une mission. Toute mission est accomplissement. La mission de l’homme est la pensée, qui est accomplissement d’elle-même.
Le destin de l’homme (ou sa mission), dit Heidegger, est de veiller sur l’Être.
Arrive la belle formule, restée célèbre : « L’homme est le berger de l’Être ».
La pensée est un « accomplissement », bien avant d’être chargée d’accomplir quoi que ce soit ou de produire un effet (comme on l’attend naturellement d’un ordinateur), la pensée agit « en tant qu’elle pense ».
Un peu plus loin, et cette fois on n’a pas de mal à comprendre, « il faut nous libérer de l’interprétation technique de la pensée ». Parce que, dans l’interprétation technique de la pensée, l’Être est abandonné.
C’est, je vous est prévenu, une pensée difficile, lente, opiniâtre, infiniment attentive à son langage. Dans l’interprétation technique de la pensée, l’Être est abandonné.
On est au cœur du cœur. L’homme descend en lui-même et balbutie ce qu’il peut dire de lui, de l’intérieur de lui-même, à la source de toute pensée, à laquelle toute théorie humaniste ou posthumaniste doit revenir pour comprendre à quel point elle s’est égarée, et ce qu’elle a abandonné.
Vous vous demandez peut-être comment vous allez vous y prendre pour accomplir cette mission (si vous l’acceptez, comme on dit dans les thrillers !), cette mission proprement humaine, celle du berger de l’Être.
Eh bien, soyez poètes ! Ceux qui ont la mission la plus éminente de veiller sur cet abri, cet abri de l’être qu’est le langage, ce sont, dit Heidegger, « les penseurs et les poètes ». Pas les robots. Pas la pensée calculante.
Il y a une forme d’attention à l’Être, qui est une attention aux choses (et aux personnes), en tant que présence de l’Être. Cette mission, Heidegger lui donne un nom très simple et immense : le souci. Je crois que toute la pensée chinoise, toute la peinture chinoise est la simple manifestation de ce souci.
Je voudrais ajouter une citation, parce qu’elle me fait rire. Heidegger dit que c’est aussi (con) de vouloir ramener la pensée à ses fonctions logiques de raisonnements utilitaires que « d’apprécier l’essence et les ressources du poisson sur la capacité qu’il a de vivre en terrain sec ».
Il ajoute ces trois mots :
« Depuis longtemps, trop longtemps déjà, la pensée est échouée en terrain sec ».
Terrain sec : voilà qui définit peut-être le domaine des neurosciences et le paysage de l’intelligence artificielle.
Je voudrais m’arrêter là.
L’humanisme classique, religieux ou athée, a des armes bien désuètes pour lutter contre le posthumanisme, tracer des frontières sérieuses entre le guérir et l’altérer, entre le propre de l’homme et le monde des machines, entre l’esprit et les robots. S’il ne descend pas de son balcon, alors même que l’édifice n’a plus de fondement, il ne résistera pas. Je dirai même qu’il ne faudra pas le regretter, car il ne sera pas mort de la techno-science, mais sa propre inanité.
Alors, encore un mot sur la question du langage. On sait qu’il est menacé de tout bord. Mais la responsabilité en incombe, non à ce qui le menace de l’extérieur, mais à sa propre démission. « La dévastation du langage qui s’étend partout et avec rapidité ne tient pas seulement à la responsabilité (…) qu’on assume en chacun des usages qu’on fait de la parole. Elle provient d’une mise en danger de l’essence de l’homme ».
Voilà un éclairage pour notre ministre de l’Éducation. Le langage ne se réparera pas dans les dictée et les cours de grammaire. Quelque chose est touché au cœur de l’homme et c’est là qu’il faudrait aller. Le langage doit être sauvé dans sa source, là où est le souci de l’Être. Le langage fraie son chemin dans le balbutiement, dans le presque rien à dire :
« Avant de proférer une parole, l’homme doit d’abord se laisser à nouveau revendiquer par l’Être et prévenir par lui du danger de n’avoir, sous cette revendication, que peu ou rarement quelque chose à dire. C’est alors seulement qu’est restituée à la parole la richesse inestimable de son essence… ».
Pour ceux qui auraient du mal à concrétiser ce vœu de Heidegger, je copierai simplement les vers que François Cheng, ce berger de l’Être, vient de publier :
Sois prêt à accueillir
tout instant qui advient :
Sente gorgée de soleil,
grisée de lune, clairière.
Jean-Pierre Poinas, 30 avril 2018
[1] On notera le comique de cette définition : piètre rempart pour les humanistes, au moment où l’on découvre que les robots sont hyper-rationnels !