Chroniques d’Indonésie – 3 janvier 2019

Le journaliste, l’écrivain et les témoins de Jéhovah

Chers amis du Posko Chimère,

La différence entre un journaliste et un écrivain-voyageur, c’est que le premier doit donner une image juste du pays, c’est-à-dire conforme aux statistiques. Le voyageur, lui, a même le droit d’évoquer des témoins de Jéhovah – indonésiens – sur un ferry ralliant Singkep à Sumatra, ce qui est hautement improbable au regard des statistiques, même un 1er janvier. Grâce leur soit rendue, ils sauvèrent les passagers de la mousson inondant la cabine, en décoinçant le hublot qui résistait face au vent. Chacun conviendra que la question de dieu était posée, mais ce n’est pas non plus l’affaire des journalistes, et seul Mahomet est son prophète.

En des circonstances diverses, un bon journaliste établira qu’on peut relier Singapour à Sumatra en bateau, ce qui n’a pas toujours été possible. Il aura soin de préciser que c’est un long voyage.   L’écrivain notera qu’il est agréable de traîner en route, même si les moustiques ont reproduit la carte du ciel sur ses bras et jambes.

La dernière étape dure neuf heures, on peut même trouver quelques sièges « avion » et  fumer des cigarettes sur le pont, où des filles cheveux au vent chantent les bluettes les plus sucrées du monde, avec les mêmes ados et les mêmes guitares que partout. Somme toute, c’est au port qu’on remet les voiles.

Le lendemain, un taxi vous emmène à Jambi, assis devant. Toute une famille dort à l’arrière, pas témoins de Jéhovah ni de rien du tout quand il vous dépose en rase campagne. Mais qu’est ce que vous avez fait.

Le journaliste a sûrement compris, l’écrivain pas. N’importe, il est venu pour s’égarer. Une échoppe au milieu de nulle part lui sert de refuge. Il grignote les krupuks qui pendent dans des sachets de plastique. Galettes informes grillées dans l’huile de palme.

Le temps passe, on l’entoure. Des vieillards, il demande l’âge. C’est un début. Avec une calculette, à tâtons, il finit par savoir et congratule. Le petit garçon tend la main et vient toucher la sienne de son front. Ce geste de tendre déférence est l’un des plus touchants du monde. De l’enfant aussi, il demande l’âge. Mais, dira le journaliste, ça ne résout pas le problème. Si, répond l’écrivain, vous allez voir. Arrive un petit homme. D’où, on ne sait. On est allé le chercher parce qu’il parle anglais. Enfin, cinq mots. Avec cinq mots, on peut faire beaucoup de phrases, si on change l’ordre. Ce n’est pas statistique, c’est mathématique. L’interprète a compris. Le voyageur veut aller à Jambi.

Il faut attendre, bien sûr, en grignotant des krupuks. Ou décortiquer des mangoustans, des ramboutans, des dukus. Vitamine C en chairs translucides et juteuse. N’oublions pas les petites bananes ingrates et tâchées, dont le goût est insensé. On laisse les durians pour l’instant, bien que ce soit la pleine saison. Ça ne se grignote pas. On y reviendra.

L’écrivain découvre que son objectif n’est pas d’aller à Jambi, mais de se faire débarquer dans une échoppe.

Arrive un mototaxi amateur. Son cœur est plus gros que son moteur. Il a même un casque pour le passager. Les deux sacs iront à l’avant, entre le guidon et le pilote. On se quitte les larmes aux yeux, moulinets dans nuage de poussière. Les étals de durian se succèdent entre les maisons de planche et les champs inondés.

Au bout d’une heure, hôtel Wiltop. Suite climatisée avec canapé, salon, bureau, douche à l’italienne, frigo, vue sur la rivière Batang Hari. Les voyages, c’est ça : on croit arriver, on finit par arriver, on va dormir dans les pilotis de Muara Jambi et, sans l’avoir cherché, on couche dans un palace sans moustiques. Le journaliste s’en fout, on lui rembourse. L’écrivain aussi : le change compense la bévue.

Jean-Pierre Poinas, le 3 janvier 2019

[Toutes les correspondances avec l’Indonésie sont archivées dans la page Chimérage]

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