Extraits en suspension – mercredi 1er avril 2020

La tendresse (version confinée)
(vidéo envoyée par Catherine Harder – 31/03/2020)

Ville grise

Aujourd’hui
Viendra la pluie
Souffle le vent
Décoiffe les gens
Depuis longtemps déjà
L’eau manque
Jaunisse les plantes
Les gens marchent sans cabas
C’est dimanche.
Dans la ville grise
Les jours s’éternisent
En lendemains sans rien
Rideaux de fer baissés,
Volets mi clôt
Vies recroquevillées
Chacun chez soi pour son bien
Et personne dans les bistrots
Vivre chaque jour comme si
C’était le dernier
Dire qu’on peut être parti
En trois petits jours singuliers
Détresses respiratoires
Nos masque devenus passoires
La vie est un jeu de dé
Ce virus a tout détraqué.
Pourtant c’était déjà joué
Les dés étaient pipés
Le gouffre était creusé
N’avions plus qu’à faire un pas
Un petit pas de trois
Un petit pas de roi déchu
Nous jetant toi ou moi
Avec ou sans fichu
Au fond du trou, à trépas
Mais rien n’a changé
Tant que la mort reste un possible
Elle n’est pas là
Pourquoi se tourmenter
Tout reste possible
Autant en profiter ici-bas
Même sans avenir
La vie reste un cadeau
Gaspiller un seul jour
Une seule heure
Est un crime d’état
L’avenirNe nous appartient pas
De tout temps
Du passé à maintenant
La vie a été ce jeu de dé
A chacun d’en profiter
Confiné ou pas
La vie nous dépasse
Ouvrons la fenêtre
De vitre ou d’écran
La vie est à coté
Peut on vivre
sans communiquer
Sans recevoir ou donner
Sans partager ce désir d’aimer
De rencontrer
Pour l’éternité
Pour quelques temps
Pour un seul jour
Pour un seul instant
Capté dans le vent

(envoyé par Jean-Claude Serres le 31/03/2020)

Il faut
Du vide
Pour attirer le plein
Pour que s’explore
Le songe
Pour que s’infiltre
Le souffle
Pour que germe
Le fruit
Il nous faut
Tous ces creux
Et de l’inassouvi.

(poème d’Andrée Chédid extrait de Territoires du souffle – envoyé par Elodie)

Au voleur !

Impossible ! S’en mettre plein les poches, au vu et au su de tous sans que personne ne lève le petit doigt !… Avec ce monde dans le souk ? Quelqu’un aurait pu le remarquer, voire le suivre ou le dénoncer immédiatement. Mais non… Après, trop tard, puisque personne ne prononçait plus que des mots éparpillés et dénués de logique.

Aux coups frappés à ma porte ce matin-là, j’ai compris qu’on avait besoin de moi, le plus fin limier de la région. Résoudre l’énigme : pourquoi tout le monde était quasi aphone. Dans un souk, on le sait, les mots pratiquent des voyages interplanétaires, le désert apporte ses turbans, les femmes mariées (ou pas) plongent leur nez dans les fleurs turquoises, la tête est prise dans le vertige des accents musiciens. Désormais les marchés ressemblaient franchement à des veillées d’enterrement.

Alors, sans attendre, je me suis mis en chasse. Pas de temps à perdre : l’épidémie se propageait comme une traînée de poudre. D’ici à ce que ça contamine tout le pays, voire la planète entière… La piste, évidente, c’était les rassemblements. J’ai commencé par arpenter les rues, à fréquenter les échoppes en tous genres. Toboggans de victuailles, montagnes de tissus multicolores. Plus les allers-retours sur les quais de gare… Mais toujours, toujours, le voleur de mots m’échappait. Pas de beaucoup. Un zeste plus rapide que moi. Il devait m’imaginer tombé du ciel ou de la dernière pluie, aveugle et sourd, plus attiré par les odeurs de tomates et d’épices qu’intéressé par la filature à laquelle je me coltinais pourtant sans relâche. Ça devait bien le faire marrer !

Et c’est là que je l’ai vu. Pourquoi j’ai su que c’était lui ? Facile : dans la ville, tout le monde marchait à pas pressés, sans sourciller. Sauf lui, solitaire attablé au café devant un kawa bien serré. Quel culot ! Il ne cherchait même pas à se cacher. De temps en temps, négligemment, il plongeait la main dans sa poche et en sortant une pincée invisible qu’il lâchait et un mot résonnait, proche ou lointain. Je l’ai observé se délecter les bouts de phrases qui naissaient au gré du hasard, pétales froissés qui avaient bien besoin de se dépoussiérer.

Quand j’ai jugé le moment opportun, je ne lui ai pas laissé l’occasion de réagir : je l’ai saisi, secoué et tous les mots volés se sont échappés. De nouveau dans la ville, le brouhaha roulait son chahut. Mission accomplie !

(Véronique Pédréro le 30/03/2020)

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