Chroniques d’Indonésie (7) – Wani, quatre mois après

     À quelques minutes de l’aéroport, la place centrale de Palu a des allures balnéaires, avec son petit train pour enfants et ses cuisines roulantes exagérément éclairées. Plus près de la mer se dresse l’un de ces chevaux fougueux dont les indonésiens sont friands. Le socle est fissuré, mais l’ongulé se cabre devant les eaux avec la rage du survivant.

   La vieille Toyota a tourné à gauche. On distingue dans la nuit les vestiges du grand pont sur la Ponulele, tombé comme un soldat au front le 28 septembre 2018, avec les passagers des voitures et motos que protégeait en vain son double tablier jaune. Sur la route de Wani, les phares éclairent des plages bombardées. Face à la mer, un centre commercial exhibe des béances squelettiques. Parfois, des lampes restent allumées sur les coursives de ces vaisseaux fantômes. « Pour chasser les esprits », précise Ucan, membre de la sécurité civile et frère de Yusdin, figure centrale du Posko Yogya.

   Il n’oubliera jamais, Ucan. Aux premières secousses, il a couru jusqu’à la grande place, avec sa femme Iman et leurs trois enfants. Ils allaient dormir deux nuits dehors.

   À quelques centaines de mètres de là, sa sœur se ruait sur son scooter, une secousse la jetait au sol. Son mari chutait au même moment, fonçant de son côté pour sauver les enfants. Aujourd’hui, la maison de Musfira est classée « moyennement détruite ». Des fissures dans les murs, au hasard des poussées, ou des faiblesses du bâti. Le sol de la cuisine est bombé, il faut monter et descendre pour atteindre la gazinière, sur des carreaux descellés et morcelés. Ils ne se plaignent pas. Ils ont vu pire, ils sont, eux aussi, employés à la sécurité civile.

   Chez Ucan, la télé reste allumée toute la nuit. Saynètes drolatiques, pubs de crackers, enseignement coranique. La maison s’allume à trois heures du matin, toutes les lampes, dans toutes les pièces. Ucan termine son insomnie au pied de l’écran, avant de griller la première de ses soixante cigarettes.

   Au matin, la Toyota parcourt lentement les rues d’un monde hanté. Maisons mortes debout comme les hoplites des Thermopiles, crânes fendus, poitrines zébrées, jambes fracturés. Ici où là, encore habitées : « moyennement détruites ». Au coin d’une route, l’équipe de Musfira, décamètre en main, contrôle les travaux de réhabilitation : tranchées, canalisations.

   À midi, Ucan mangera en dix minutes, avec sa main droite comme on fait ici, une grande assiette de riz et cinq poissons grillés sur un feu de poutrelles. Toute la famille est là pour accueillir le visiteur français, avec mille attentions, les sourires des oncles et des tantes, les rires des cousins et cousines, des beaux-frères et belles sœurs, le regard aimant de la belle-mère. Les amis passent : on les hèle, les motos s’arrêtent. Le mauvais sort peut prendre l’un d’eux, il ne prendra pas la vie qui les traverse.

  Incongrus témoins de cette vitalité, les panneaux électoraux transforment les villages fantômes en livres d’images. On peut y déchiffrer toutes les tendances de l’archipel, en même temps que les registres de la séduction. Pour les hommes, avec ou sans toque, avec ou sans cravate : triomphants, débonnaires, consciencieux, dévoués, sympathiques toujours… Pour les candidates, assez nombreuses à Palu : avec ou sans voile (plus rarement), à l’arrière des hommes ou au premier plan, seules, souvent, volontaires, souriantes, conquérantes, rassurantes, sympathiques toujours… Et des slogans où s’enchante à l’envi le mot sacré depuis trente ans : « demokrasi ».

   La Toyota quitte la route, s’engage sur une zone de terre. C’est là que surgit le nouveau marché de Wani, haut toit de tôle à deux pans sur dix huit piliers d’alu. Deux hommes et une femme sont assis sur le tapis de béton neuf. Seuls occupants à ce jour, car les marchands ne s’installeront qu’à la fin du mois. Bakri, Nasir et Murni parlent, rient quelquefois, se taisent souvent. Sobre et élégant, l’édifice se dresse à moins de cent mètres de la mer, peut-être à cinq mètres au-dessus du niveau. Non, on ne l’a pas construit dans une zone « sûre », comme auraient pu le recommander «les experts », mais là où est la vie, où elle a toujours été. Autour de ce grand préau, des habitations provisoires, elles aussi à l’emplacement des maisons détruites. Cubes de six mètres sur quatre, verts, bleus, toits de tôles. Bien entendu, c’est ici même que l’on bâtira les maisons définitives.

    « Définitives » ?  Des Canadiens, des Japonais, des Américains sont venus prophétiser : « Un tsunami tous les soixante ans, en moyenne ». Il semble pourtant que les deux siècles passés enseignent autre chose : tous les vingt-cinq ans, plutôt. À trente mètres du trio Bakri, Nasir, Murni, des jeunes gens calfatent un bateau de pêche, abrités de la pluie sous des bâches tendues entre l’accastillage et des pieux fichés en terre. Singulière station de carénage : le navire est à l’emplacement où l’a jeté la mer. Mais les hommes ont bon espoir de le haler. Moins sûr pour le grand ferry boat, abandonné en pleine terre comme un jouet. On a glissé des boudins hydrauliques sous sa coque, espérant le faire rouler. Il n’a guère bougé. Mais on y croît encore et l’équipage est à bord, astiquant cette étrange arche de Noé.

   Le 28 septembre, il faisait déjà nuit quand c’est arrivé. Bakri a surnagé, alors il a nagé tant qu’il a pu. Une heure avant de sentir l’asphalte d’une route sous ses pieds. Pas de lumières pour le guider, juste l’instinct de suivre la vague. Une heure c’est beaucoup, à soixante-dix ans.     

Murni a cinquante ans. Sans jilbab, cheveux mi- longs, visage d’ombre illuminé soudain. Elle a surnagé elle aussi, malgré une blessure à la tête. Elle nagé avec sa sœur dont une jambe est inerte, et trois autres survivants. À tous elle disait, avec le souffle qui lui restait : nagez ! Et puis son pied, à son tour, a palpé la route. Ils étaient comme nus, se savaient rien de leurs proches. Trente d’entre eux ne sont pas revenus. Combien, sur l’ensemble de la zone sinistrée ? 20 000, 30 000 ? C’est encore difficile à savoir.

  Bakri, Nasir et Murni vivent depuis quatre mois avec les quelques vêtements qu’on leur donnés et, pour seul paysage quotidien, le chaos des pierres, les ruines des maisons voisines, escaliers carrelés débouchant sur rien que le ciel, la silhouette verte de la mosquée, reconstruite avec une donation saoudienne et, bien sûr le socle de béton neuf du nouveau marché.

   Dans cinq jours, il cèderont la place aux étals. Ceux-ci sont encore de l’autre côté de la route, sous des auvents de fortune. Jusqu’à côté des tentes du HCR, de quoi héberger deux ou trois cents personnes.

Les emplacements du marché provisoire ont été loués jusqu’à la fin du mois, alors, dit-on, on va au bout du bail. Certes, la plupart des vendeuses sont à l’abri de la pluie. Toutes sont assises sur les étals, à la mode asiatique, dans une palette de couleurs filtrée par le bleu des bâches : tomates, choux, haricots, bananes, piments, mangues, bananes. Mais deux ou trois d’entre elles n’ont trouvé place qu’au bord de la route, tenant leurs parapluies, frôlées par les camions et motos. Cette situation préoccupe les autorités locales. « Le gouvernement », comme on dit ici simplement. Il est donc grand temps de rejoindre le nouveau bâti, puisqu’il est prêt.

Mais quelque chose semble poser problème. Où sont les marchands de poisson ? À bien observer le marché provisoire, on n’en compte que quatre ou cinq. C’est bien peu pour un village de pêcheurs et de pescétariens. Pourtant, la pêche a repris très vite, malgré les navires qui manquent à l’appel. De l’unique quai resté d’aplomb, un petit cargo partira cette nuit avec douze tonnes pour Kalimantan, de l’autre côté du détroit de Macassar. Là-bas, on paie bien les poissons de Wani, de même que les fruits et légumes en provenance de Sulawesi… Mais sur le marché local, la plupart des marchands de poissons de Wani sont devenus ambulants…

Or, le nouveau marché est trop petit pour les accueillir. Il faut maintenant envisager un second édifice, plus petit que le premier, proche de celui-ci et surtout plus proche de la mer.

     Ucan traverse la route à nouveau, salue le directeur du port. « C’est mon ami », dit-il. Chemise blanche, boucle de ceinture et écussons dorés, visage déserté. Tout deux se tiennent par la main en silence. Leurs regards flottent sur les ruines, sur les maisons temporaires, sur les bateaux inclinés, sur Bakri, Murni et Nasir toujours assis sur le tapis de béton neuf. Ils se taisent, ils se tiennent par la main, l’homme de la sécurité civile et le directeur du port, de ce qui reste du port. Cette amitié-là est plus forte que tout, plus forte que les dix-huit piliers d’alu du nouveau marché. Dans une petite maison blanche qui a perdu son mur de façade, deux hommes jouent aux échecs. Derrière eux, sur le mur blanc, quelqu’un a dessiné une vague, comme surgissant d’une fissure. À côté, on peut lire : « Wani, 28 septembre 2018 ».

Jean-Pierre Poinas, Ho Chi Minh Ville, 28 janvier 2019.

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