Radieux (5)
Chers amis du Posko Chimère,
On parle chez nous de tiers lieux, où renaît du sourire ce qui vient à manquer. À cet égard Muara Jambi fait mystère ou miracle. Il faut un effort de mémoire pour se souvenir de l’eau courante, des canapés, de l’air conditionné. Un lit, une citerne, un tapis, un ventilateur. Le bonheur est dans le don et le contre don. Muara Jambi est radieuse. Il suffit de pousser sa barque entre ses maisons de planche pour qu’une onde de sourires se propage au bout du monde. Grands-mères, écoliers mères et bébés, grands-pères et petits-enfants. Ceux qui connaissent l’Indonésie savent que la douceur est sa plus grande richesse (avant les épices) et qu’elle se transmet par voie patrilinéaire.
À 4h30, la mosquée entonne un chant tellement suave qu’on lui pardonne. On se retourne dans son lit, songeant que la lune et l’étoile vont accrocher la lumière à son faîte, perlée du ciel de mousson. Le linge sèchera, guirlande aux murs sacrés, d’un bleu définitif. Au matin, les femmes sont en cheveux, voire ceintes d’un sarong sous les bras pour descendre aux pontons : c’est l’heure de la lessive. Les jilbabs viendront plus tard, après la toilette, le rouge à lèvre. Les coquettes en changeront avant midi. Les plus âgées balaient la terre autour des maisons, que la Bathangari inonde trois fois par an. Tellement accroupies que leurs épaules maigres passent entre leurs genoux plus hauts que leur tête : sauterelles chassant les feuilles avec des gerbes.
Il y eut des lépreux ici. Il y en a encore, trois ou quatre. Un mari a dû longtemps s’éloigner de sa femme, prendre refuge à la ferme. On la dit guérie. Il est revenu. Les autres sont stabilisés. Avec une main encore valide, ils sont encore à demi-pêcheurs, à demi-cueilleurs.
Maisons ouvertes, voisins et amis entrent, hèlent joyeusement : « Kayun, Kayun ! » C’est le petit nom de Yuni, soleil de la maison. Quelque chose comme « petite sœur Yuni ». Même Wawan son mari l’appelle ainsi. On les reverra bientôt.
Le don et le contre don sont de même entre eux et la nature. À foison, fruits et poissons. Autour du village, les « fermes » de durians. Manne et douceur. Y plonger la main pour toucher le cœur de Muara Jambi, ce n’est pas métaphore. Chacun sait qu’il faut surmonter la coque et l’odeur, rien ne se donne à qui ne sait. Les tigres savent. Leurs griffes sont fortes et délicates, la bombe hérissée se livre dans le chuintement d’une chair déchirée. Mais bon. On peut même ouvrir un durian avec la clé d’un scooter. Le durian sent les pieds, en bouche c’est tout beurre fondu et crème anglaise, avec des accents de mangue et d’amande. Plein les doigts les moustaches jusqu’au craché du noyau toujours à regret, faut une langue de tigre pour n’y vraiment rien laisser. Outre les arbres, la ferme comprend une cabane haut perchée et dûment close. Les tigres, on va pas répéter.
En somme, une ferme est une cabane dans une jungle féconde. Après les durians, les dukus, petites boules en grappes : ils livrent à la pression des tranches lucides et douces. Le mangoustan itou, mais plus gros, et dans une coque molle et violine. Le rambutan rouge et poilu : pas de tranches mais un noyau. Ces merveilles se rendent au moindre effort, d’initié certes, mais on entre au club en cinq minutes. Enfin, les arbres à pain : ceux qui ont lu des récits d’aventure ont cru qu’on y cueille des baguettes. Il faut voyager pour se faire une idée. Gros melons verts qui pendent aux branches, et que Yuni frit au wok en tranches fines ou épaisses, c’est selon.
On n’a pas fini avec Muara Jambi. Le plus grand site bouddhique du monde est à sa porte. On y reviendra, c’était juste une mise en bouche. Alors, encore un mot sur les pêches miraculeuses dans les canaux hérités du royaume. On la pratique à la chinoise, avec des filets en coquilles qu’on descend par le fond. Une minute plus tard, éclats d’argent dans la lumière du soir.
Le rose et le noir (6)
Ils sont cinquante entre le rose et le noir : sur la rive gauche de la Bathangari, leur village et les briques cuivrées d’un royaume bouddhique qui fut le leur. Sur la rive droite, des montagnes de charbon et des citernes d’huile de palme : en saison sèche, nuages noirs sur le fleuve, le village et les temples…
Ils sont cinquante à défendre le rose des briques contre le noir du charbon : Muara Jambi, ce sont plus de quatre-vingt temples à excaver, des bibliothèques, des salles d’études et d’enseignement. Vestiges magnifiques, ruines vivantes, gisements de trésors épigraphiques, d’offrandes funéraires, bracelets, colliers, monnaies et céramiques chinoises, plaques d’étain gravées : témoignages d’une cité des savoirs où méditaient des milliers de moines accueillant pèlerins et disciples des deux versants de l’Asie : la Chine et le continent indo-tibétain. Bien sûr, Muara Jambi devrait être reconnue patrimoine mondial de l’humanité. Mais à l’Unesco, on s’est étranglé : qui a osé ? Qui oserait une zone industrielle à Angkor, à Borobudur ? Et pourtant, Muara Jambi, c’est deux fois le territoire d’Angkor, dix fois celui de Borobudur.
Ils sont cinquante à défendre le rose contre le noir. Cinquante jeunes musulmans éclairés, qui ont donné un nom bouddhique à leur association : Padmasana. Inventifs, déterminés, courageux, ils ont remporté une première victoire. Des dragueuses fouillaient le sable du fleuve pour les bétons de Singapour. Des trésors allaient au broyeur : monnaies, céramiques, plaques d’étain. Ou dans les poches des ouvriers, bonnes pioches sur les tapis roulants. Padmasana a pu racheter quelques pièces. Mais le jour où le fleuve a concédé un bouddha de bronze, ils sont arrivés trop tard. Un petit chef l’avait déjà vendu. À qui ?
Les cinquante ont fait des films, des banderoles, des manifs. Ils ont la liberté du talent, le courage, la conviction. Un jour, l’un d’eux a même brandi une épée. Police, autorités, arbitrage. Ils ont chassé les mineurs de sable. Mais les montagnes de charbon, elles, sont toujours là, et la noria des barges continue, cap sur la Chine…
Initialement voués à la pêche et la cueillette, les jeunes musulmans de Padmasana sont devenus des militants valeureux et des archéologues passionnés, opiniâtres et savants. Créatifs, facétieux, indolents et futés, géniaux assurément, ces flamboyants héritiers du royaume malayu collectent, rachètent, analysent, documentent et mettent en lieu sûr tout ce qui leur tombe sous la main. Combien de nuits ont-ils passé sur internet pour dater une seule pièce de bronze ? De leur histoire, ils savent tout. Du bouddhisme, énormément.
Il faut s’asseoir avec eux sur les briques du temple de Kambar Batu ou sur les marches de l’Astano, mille fois recuites par le soleil des tropiques. C’est là peut-être qu’ils vous diront comment le royaume voisin, le seul qui fut longtemps connu des historiens sous le nom de Sriwijaya, fut mis à bas par un roi indien au début du XIe siècle. Jambi dès lors fut au premier plan.
Puis vous enfourcherez une nouvelle fois leurs scooters, et, de piste en sentier le long des canaux qui alimentaient cette ville de moines, ce sera peut-être sous les hauts murs d’enceinte du Kedaton – ou sur le perron du Tinggi qu’ils vous diront comment le royaume malayu rayonna jusqu’à la fin du XIIIe. Il tomba, à son tour, sous les coups d’un autre royaume bouddhique, celui de Singasari. Les Indiens étaient venus de l’ouest, ceux-là venaient de l’extrémité orientale de l’île de Java.
Mais combien de temps aura-t-il fallu à nos archéologues modernes pour reconnaître la valeur de Muara Jambi ? Les premiers travaux datent à peine de 1970 ! L’histoire de Padmasana, elle, prend sa source à la porte du Gedung II, en 2010. En creusant au pied du temple, un villageois sent un parfum de jasmin que rien, absolument rien ne peut expliquer. Il est saisi d’effroi. L’Indonésie est musulmane et animiste.
Enfin, l’outil heurte la pierre. Il faut poursuivre avec les mains. Une statue commence à émerger. Mais qui représente-t-elle ? La nuit est tombée – comme il se doit ici, en quelques minutes. Le villageois ne dort pas. Il est impatient, et redoute les prédateurs.
Le dvarapala était enterré la tête en bas. Quand on remit le gardien du temple sur ses pieds on le trouva bien étrange : il souriait. Ceux qui connaissent la fonction de ces êtres massifs, peu avenants et armés de massues pour effrayer les mauvais esprits, comprendront la surprise du découvreur. Mais il y a plus : le gardien du Genung avait orné son oreille d’une fleur de jasmin.
Les historiens ont des hypothèses et les archéologues, au mieux, des pièces à conviction. Les grands méditants, eux, ont des visions. Des moines sont venus de Dharamsala interroger l’énigme de Muara Jambi : est-ce bien ici que leur grand prédécesseur Atisha a jeûné quarante jours avant de repartir en Inde, puis au Tibet, porteur d’un enseignement capital pour leur tradition religieuse ? « Je suis venu pour chercher l’essence de l’existence humaine », avait-il déclaré en posant le pied sur l’île de Sumatra, connue sous le nom de « l’île d’or ». C’était au début du XIe siècle. Il resta quatorze ans auprès de Serlingpa, le grand maître de Sumatra. Aucun doute aujourd’hui : c’était à Muara Jambi.
Est-ce d’avoir vu méditer ces grands visiteurs que les jeunes de Padmasama vous invitent à en faire autant, à chaque étape ? Il n’est pas vain, à tout voyageur ouvert aux choses de l’esprit, de répondre à cette invite. Pendant que vous pratiquez alternativement le donner et le recevoir – l’un et l’autre devant chevaucher le souffle – dit le « lojong », discipline qui trouve ici son berceau, ils s’allongent sur les murs, fument des cigarettes et devisent paisiblement. « À l’inspiration, accepte dans ton cœur tout le malheur, la douleur et la négativité du monde, et les tiens. À l’expiration, donne toute ta joie et ton bonheur au monde et à toi-même ». Contre l’ego, on ne fait pas mieux.
Il y a, à Muara Jambi, un oiseau qu’on appelle le roak. Il inscrit une syllabe régulière dans la toile du silence. Cette horloge vivante est alors tout ce qui reste du temps. On est tenté d’ajouter avec Valéry : « Tant le frémissement de ce temple tacite conspire au spacieux silence d’un tel site ». Oui, Muara Jambi est vide en dehors des périodes de vacances locales. Imaginez Angkor désert et vous, presque immédiatement installé dans la densité de l’être.
Tant d’autres sont venus avant vous, avant même Atisha. Le moine chinois I-Tsing, au VIIe siècle. Il y recopia des centaines de manuscrits en sanscrit. À son retour, il écrivit le « Mémoire composé à l’époque de la grande dynastie Tang sur les religieux éminents qui allèrent chercher la Loi dans les pays d’Occident ».
Il sont cinquante entre le rose et le noir et se sont donné un nom : Padmasana. Que feront-ils de Muara Jambi, quand ils auront chassé le charbon et les citernes ? Qu’adviendra-t-il de Muara Jambi, après son entrée dans le patrimoine mondial de l’humanité ? Faut-il lui souhaiter le même destin qu’Angkor ou Borobudur ? Sûrement pas. Certes, Padmasana souhaite le développement touristique du village et se prépare à la longue et prudente formation des habitants, dont la vie est appelée à s’ouvrir et devenir plus facile. Un jour sans doute, les femmes ne descendront plus chaque matin laver le linge sur les pontons flottants. Avec les touristes viendront l’eau courante et les machines à laver. Mais de grandes figures veillent sur la vocation spirituelle du lieu. « Le futur de Muara Jambi, c’est le retour à sa vocation première, dit Élizabeth D. Inandiak, qui éclaire jour après jour le chemin de Padmasana. Muara Jambi redeviendra bientôt un centre de savoir. Or, le savoir n’est ni musulman, ni bouddhiste, ni chrétien. Il EST le savoir. » La musulmane Muara Jambi a accueilli bras ouvert les moines en robes carmin.
En songeant au génocide des Royingyas , à la sinisation forcée des Ouïgours, aux tensions communautaires en Occident, comment ne pas se réjouir ?
Jean-Pierre Poinas