Muara Jambi, Sumatra, 6 janvier 19 – Radieux
Chers amis du Posko Chimère,
On parle chez nous de tiers lieux, où renaît du sourire ce qui vient à manquer. À cet égard Muara Jambi fait mystère ou miracle. Il faut un effort de mémoire pour se souvenir de l’eau courante, des canapés, de l’air conditionné. Un lit, une citerne, un tapis, un ventilateur. Le bonheur est dans le don et le contre don. Muara Jambi est radieuse. Il suffit de pousser sa barque entre ses maisons de planche pour qu’une onde de sourires se propage au bout du monde. Grands-mères, écoliers mères et bébés, grands-pères et petits-enfants.Ceux qui connaissent l’Indonésie savent que la douceur est sa plus grande richesse (avant les épices) et qu’elle se transmet par voie patrilinéaire.
À 4h30, la mosquée entonne un chant tellement suave qu’on lui pardonne. On se retourne dans son lit, songeant que la lune et l’étoile vont accrocher la lumière à son faîte, perlée du ciel de mousson. Le linge sèchera, guirlande aux murs sacrés, d’un bleu définitif. Au matin, les femmes sont en cheveux, voire ceintes d’un sarong sous les bras pour descendre aux pontons : c’est l’heure de la lessive. Les jilbabs viendront plus tard, après la toilette, le rouge à lèvre. Les coquettes en changeront avant midi.
Les plus âgées balaient la terre autour des maisons, que la Bathangari inonde trois fois par an. Tellement accroupies que leurs épaules maigres passent entre leurs genoux plus hauts que leur tête : sauterelles chassant les feuilles avec des gerbes.
Il y eut des lépreux ici. Il y en a encore, trois ou quatre. Un mari a dû longtemps s’éloigner de sa femme, prendre refuge à la ferme. On la dit guérie. Il est revenu. Les autres sont stabilisés. Avec une main encore valide, ils sont encore à demi-pêcheurs, à demi-cueilleurs.
Maisons ouvertes, voisins et amis entrent, hèlent joyeusement : « Kayun, Kayun ! » C’est le petit nom de Yuni, soleil de la maison. Quelque chose comme « petite sœur Yuni ». Même Wawan son mari l’appelle ainsi. On les reverra bientôt.
Le don et le contre don sont de même entre eux et la nature. À foison, fruits et poissons.
Autour du village, les « fermes » de durians. Manne et douceur. Y plonger la main pour toucher le cœur de Muara Jambi, ce n’est pas métaphore. Chacun sait qu’il faut surmonter la coque et l’odeur, rien ne se donne à qui ne sait. Les tigres savent. Leurs griffes sont fortes et délicates, la bombe hérissée se livre dans le chuintement d’une chair déchirée. Mais bon. On peut même ouvrir un durian avec la clé d’un scooter. Le durian sent les pieds, en bouche c’est tout beurre fondu et crème anglaise, avec des accents de mangue et d’amande. Plein les doigts les moustaches jusqu’au craché du noyau toujours à regret, faut une langue de tigre pour n’y vraiment rien laisser. Outre les arbres, la ferme comprend une cabane haut perchée et dûment close. Les tigres, on vous dit.
En somme, une ferme est une cabane dans une jungle féconde. Après les durians, les dukus, petites boules en grappes : ils livrent à la pression des tranches lucides et douces. Le mangoustan itou, mais plus gros, et dans une coque molle et violine. Le rambutan rouge et poilu : pas de tranches mais un noyau. Ces merveilles se rendent au moindre effort, d’initié certes, mais on entre au club en cinq minutes. Enfin, les arbres à pain : ceux qui ont lu des récits d’aventure ont cru qu’on y cueille des baguettes. Il faut voyager pour se faire une idée. Gros melons verts qui pendent aux branches, et que Yuni frit au wok en tranches fines ou épaisses, c’est selon.
On n’a pas fini avec Muara Jambi. Le plus grand site bouddhique du monde est à sa porte. On y reviendra, c’était juste une mise en bouche. Alors, encore un mot sur les pêches miraculeuses dans les canaux hérités du royaume. On la pratique à la chinoise, avec des filets en coquilles qu’on descend par le fond. Une minute plus tard, éclats d’argent dans la lumière du soir.
Jean-Pierre Poinas
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